Gabes (TN)

La palmeraie de Gabes
par Mohamed BENSALAH
Agronome (IRA – Tunisia)
Les oasis tunisiennes de la région de Gabes occupent une superficie d'environ 7000 hectares. Il s'agit du plus important ensemble d'oasis littorales existant en Méditerranée. La palmeraie de Gabes est la plus grande d'entre elles. Elle s'étend sur 700 hectares avec 300 000 palmiers-dattiers, disséminés sur une dizaine de sites (dont Chenini, Nahal, Jara, Menzel, Chott Essalam, Bou Chemma Zrig, Menara et Teboulbou). Ces oasis sont réparties tout au long d'un fleuve méditerranéen (un oued), suivant le relief descendant allant des collines de Matmata (distantes d’une trentaine de kilomètres à vol d'oiseau et qui les protègent du désert), jusqu'à la mer. La palmeraie de Gabès constitue un corridor écologique de grand intérêt, l'un des rares qui mettent en contact le Sahara et la Méditerranée. Elle abrite de ce fait une importante biodiversité. En plus des plantes cultivées, la flore de l’oasis est aussi très riche en plantes naturelles. On citera parmi la flore naturelle le Prosopis stephaniana, qui est aujourd’hui exclusivement localisé dans l’oasis, où il atteint sa limite extrême ouest de distribution dans le bassin méditerranéen. L’oasis abrite également une faune riche en rongeurs et autres petits mammifères, insectes et reptiles, de même qu’une importante ornitophaune constituée d’oiseaux aussi bien sédentaires que migrateurs. Elle constitue en effet un refuge pour un grand nombre de migrateurs, transsahariens et internationaux. 
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HISTOIRE

1 Antiquité
Les origines de l’agriculture d’oasis à Gabès sont inconnues. Tacapas (ou Tacapes), le nom antique de Gabès, n'est en effet mentionné pour la première fois qu'au 5° siècle BC. Selon l'historien tunisien El Marzouki (1962), la ville, fondée par les Carthaginois vers 800 BC, a probablement été un comptoir commercial jouant la fonction de centre d’échange entre plaine, littoral et montagne, grâce à sa position géographique privilégiée. La technique d’agriculture irriguée d’oasis a été vraisemblablement mise en place à cette époque, introduite de la Mésopotamie ou de l’Egypte.
A l'époque romaine, Pline l’ancien décrit en tout cas un système oasien traditionnel, avec sa distribution régulée des eaux et ses trois étages de culture: «On rencontre, quand on va aux Syrtes et à Leptis la Grande, une ville d'Afrique au milieu des sables; on la nomme Tacape. Le sol, qui y est arrosé, jouit d'une fertilité merveilleuse dans un espace d'environ 3,000 pas en tous sens. Une source y coule, abondante, il est vrai, mais dont les eaux se distribuent aux habitants pendant un nombre, fixé d'heures. Là, sous un palmier très élevé, croît un olivier, sous l'olivier un figuier, sous le figuier un grenadier, sous le grenadier une vigne : sous la vigne on sème du blé, puis des légumes, puis des herbes potagères, tous dans la même année, tous s'élevant à l'ombre les uns des autres. » (Pline, Histoire Naturelle, XVIII, LI, 23-79, ed. Dubochet, Paris : 1848-1850).
Les Romains, et probablement avant eux les Carthaginois, ont apporté le bronze et le fer aux Berbères, c'est-à-dire des instruments agricoles qui leur ont permis de diversifier leurs cultures. Il s'agit de la sape et surtout de l’araire pour les labours, mais aussi la binette pour les sarclo-binages et la faucille pour les récoltes. C'est à cette époque que l’étage intermédiaire a du s'enrichir de la vigne et de l’olivier, tandis que de nouvelles cultures maraîchères étaient introduites dans l’étage inférieur. Les Romains ont aussi amélioré les techniques d’irrigation, comme en atteste encore le barrage romain de «Sed Reha» (El Marzouki , 1962).
Si l’oasis semble avoir plutôt été orientée vers l’autoconsommation, ne vendant que les surplus, les Carthaginois et les Romains ont créé de grandes exploitations agricoles esclavagistes sur le plateau environnant et peut-être dans l’oasis elle-même, en parallèle au faire-valoir direct majoritaire (Servonnet et Laffite, 2000).
 
2 Moyen-âge (période arabe)
La palmeraie de Gabés est décrite ensuite par les auteurs arabes. Al Idrissi rapporte ainsi, au 12° siècle, que «Gabès est une ville considérable, bien peuplée, entourée d'un véritable bois de vergers qui se succèdent sans interruption et qui produisent des fruits en abondance, de palmiers, d'oliviers, …» Au cours de la domination arabe, la canne à sucre et le mûrier (et donc le ver à soie dont les produits étaient très recherchés dans tout le monde arabe) se développent puis disparaissent, peut-être par manque de rentabilité. Les palmiers prennent une grande importance alimentaire et économique car la puissance des nomades arabes repose en partie sur l’approvisionnement en dattes séchées fournies par les oasis, selon le principe “protection contre ravitaillement”. Les trois étages de végétation de l’oasis se diversifient encore avec l'introduction d'arbres fruitiers et de cultures au sol, puis, au XVIème siècle avec des variétés américaines de tomate, piment, maïs, tabac, pomme de terre et figues de Barbarie (Al-Idrīsī, Le Magrib au XIIe siècle, trad. par M. Hadj-Sadok, Paris, 1983).
 
3 Epoque contemporaine (période coloniale)
A l’arrivée des Français, en 1881, la palmeraie couvrait alors environ 800 ha et comptait quelques 200000 palmiers (Servonnet et Laffite, 2000). L’étage arboricole est bien représenté. L'étage inférieur est composé pour un tiers de fourrages (luzerne et sorgho), un tiers de céréales (orge, blé) et un tiers de cultures maraîchères (tomates, piments et oignons pou l'essentiel). Les outils utilisés dans l’oasis sont les mêmes qu’aujourd’hui, sape, binette et faucille. Pour les transports, seuls les plus riches possédaient une charrette en bois à deux roues, la grande majorité des agriculteurs se contentant de leur âne et de deux paniers en palmes (zembil).
Le faire-valoir est surtout direct encore que le métayage existe (cherikat). Le métayer offre son travail contre 1/7 des dattes, 1/4 des autres fruits et 1/3 des productions au sol, le propriétaire fournissant la terre et l’eau, les semences, les outils et les animaux.
D’après Servonnet et Lafitte (2000), l’amont de l’oasis de Gabes (Chenini) possède les plus beaux jardins. C’est en ces termes qu’il décrivait cette oasis en 1888 : « La propriété y est très divisée et les jardins sont séparés les uns des autres par des murs en terre battue, couronnés d’épines et de branches de palmiers au travers desquelles grimpent ou rampent une foule de plantes sauvages, rosiers, basilics, jasmins, liserons, et de labiées odorantes, thym, romarin, sauge, lavande. Toute la série des arbres fruitiers croît à l’aise dans cette terre largement arrosée, et certains d’entre eux, plantés sans ordre, oliviers, grenadiers, orangers, citronniers, y prennent un développement peu ordinaire. La vigne qui, du temps de Pline, “donnait à Tacapes une double récolte” y est aujourd’hui encore, remarquablement belle. La culture des céréales: Orge, blé, mais, sorgho, rend cent pour un, et l’on fait sept à huit coupes par an dans les champs de luzerne. A côté de certaines ombellifères aromatiques : cumin, carvi, coriandre, fenouil, les légumes y poussent en toutes saisons. Parmi ceux-ci: la fève, le gombo et la mauve comestible, avec laquelle on fait la délicieuse «Meloukhia». Les melons, les pastèques, les citrouilles atteignent, dans l’oasis, des proportions inusitées; et l’on y voit des carrés entiers co-plantés de piment, de fenugrec, de garance. Là sont d’odorants massifs de henné (Lawsonia inermis). Quelques bananiers aux fruits savoureux existent bien encore, mais leurs régimes suffisent à peine à la consommation locale et il est toujours difficile de s’en procurer, même à prix d’argent. »
Les Français apportent par ailleurs un certain nombre de changements importants dans le secteur agricole dont la technique de greffe sur arbres fruitiers. Des variétés plus productives de carottes, navets, choux-fleurs, betteraves, salades, etc., conduisent certains agriculteurs de l’oasis à se spécialiser dans les cultures maraîchères. Enfin, les Français introduisent l’avoine, inconnue jusqu’alors mais qui se généralise lentement dans les zones centre et aval, et développent largement la culture du tabac (à priser). La variété “soufi” (Nicotiana rustica) a été introduite de la région algérienne de Souf au début du 19ème siècle. En 1907, sa culture démarre avec 3 ha et 42 planteurs ; en 1911, on compte déjà 42 ha et 392 planteurs (Decker-David, 1912). Dans les années 1950, le tabac couvre 90 ha, les cultures maraîchères 335 ha. Ces deux cultures sont réparties de façon homogène dans toute l’oasis. L’importance des dattes et de la céréaliculture est réduite, suite à l’importation de céréales depuis les régions céréalières de Tunisie et au recul du mode de vie nomade.
La gestion sociale de l’eau mise en place à l’arrivée des Arabes, est assurée par une structure traditionnelle très ancienne appelée: «jamiaâ el-màiâ» (association hydraulique). Cette association, qui regroupe tous les oasiens, est dirigée par un «bureau» dont les membres sont désignés par les notables et les personnes influentes. Sous l’influence de l’administration coloniale, cette structure connaît une évolution, le bureau dirigeant passant de la désignation à l’élection à partir de 1939. Le nom «jamiaâ el-maiâ» se transforme en association de la gestion de l’eau. Après 1956, cette structure verra de nouvelles modifications, dans ses attributions mais aussi dans sa gestion. Elle est désormais appelée « Groupement d’Intérêt Collectif» (GIC) dont le rôle dépasse la seule gestion de l’eau pour couvrir d’autres activités de service : intrants, commercialisation, démarches administratives, … (Abdeldaiem, 1997).

 

DESCRIPTION

1. Productions
Comme toutes les régions côtières, le palmier-dattier ne donne pas de fruits d'une très grande qualité. 45 cultivars de palmier dattier ont tout de même été recensés (Ben Salah, 1992) dans l'oasis de Gabès, mais la production de dattes est marginale dans l'économie de la palmeraie. Les palmiers sont en fait plantés en bordure des terrains afin de fournir de l'ombre aux cultures associées. Arboriculture et cultures fourragères dominent dans les parcelles, d'une taille moyenne de 2000 m2, et qui forment un damier rectangulaire. La diversité de ces cultures favorise la sécurité alimentaire et l'adaptation aux changements climatiques.
– Les cultures fruitières: les principales espèces sont grenadiers et abricotiers ainsi que figuiers, pommiers, vignes, pêchers et mûriers.
– Les cultures maraîchères: on trouve dans la palmeraie laitue, persil, céleri, blette, épinard, concombre, piment, tomate, pomme de terre, radis, ainsi que la production de semences pour une grande partie de ces plantes.
– Les cultures industrielles : principalement henné, corète et tabac.
– les cultures fourragères : la luzerne fait l'objet d'une importante culture, suite aux développements récents de l'élevage ovin. L'élevage est traditionnellement associé à l’agriculture oasienne (caprins, ovins, ânes et mulets, chevaux, lapins et poules).
Les sous-produits du palmier occupent aussi une place notable :
– Le legmi, est une activité importante. Il s'agit de l'extraction de la sève du palmier. Il est consommé en frais ou transformé en vin de palme par fermentation locale.
– L'artisanat de la feuille de palme tressée est bien représenté avec les chapeaux, tapis de prière et couffins. Il existe aussi une production de bois de palmier destiné à la construction et à la menuiserie.
– L'habitat urbain: la palmeraie est étroitement intégrée à la ville de Gabès. Elle possède donc par ailleurs une fonction résidentielle.
 
2. Mutations
De grandes menaces pèsent sur l'avenir du site avec :
– la concurrence de l'agriculture industrielle et aussi la pression économique du marché qui a entraîné l’abandon de nombreuses variétés de palmier dattier présentes dans l’oasis, au détriment des autres variétés à plus fort potentiel de commercialisation. Aujourd’hui, sur les 45 variétés communes de palmier dattier connues dans l’oasis de Gabès, seules les dattes de 3 variétés (Lemsi, Rochdi et Mattata) sont demandées au niveau du marché.
– la déforestation liée à l'urbanisation (environ 30% des arbres) et la pression urbaine qui a amputé l’oasis de beaucoup de surfaces exploitables, ainsi que le vieillissement des palmiers,
– la régression de l’élevage comme activité complémentaire qui a réduit l’usage de fumier et contribué à l’appauvrissement des sols,
– la raréfaction de l'eau liée à l'accentuation de la sècheresse et à la surexploitation des nappes phréatiques. Elle entraîne de plus la salinisation des sols,
– la pollution due aux effluents et aux déchets solides de l'industrie chimique.
-des actions de réhabilitation sont actuellement en cours:
Des projets de déménagement des industries chimiques, et de dépollution du golfe de Gabes, ont été annoncés par les programmes de l’état (efforts de réduction de des émissions des usines chimiques, projet en cours de réalisation de stockage terrestre du phosphogypse, interdiction du chalutage dans des zones sensibles, interdiction d’usage du Kiss).
– d'autres initiatives concernent la construction de réseaux d’irrigation pour l’exploitation rationnelle de l’eau, la construction et l'entretien de réseaux de drainage, une législation de protection contre les constructions anarchiques et l’abattage abusif des palmiers pour l’exploitation du legmi. Elles sont impulsées par certaines organisations non gouvernementales, comme l’Association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini (ASOC) et l’Association de la Protection de la Nature et de l’Environnement (ANPE) pour la protection de l’environnement oasien. Le Programme d'Initiative de Sauvegarde du Patrimoine des Oasis du Sud Tunisien (ISPO) a abouti à la certification biologique des cultures (pour le moment, seule la culture de la grenade est concernée) et à un projet d'aménagement d'un parc paysager dans la zone des sources (en cours de réalisation).
Ces efforts restent toutefois limités devant les différentes menaces qui pèsent sur l’oasis et sa palmeraie. Elles pourraient trouver prochainement un débouché avec la demande en cours d'inscription de la palmeraie au Patrimoine Mondial de l'UNESCO.  

 

BIBLIO

 

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GALLERY

VIDEO
L'oasis de Chenini (Gabès) : un patrimoine naturel mondial en péril.
 
Visite illustrée de la palmeraie de Gabès

Gabes oasis urbaine
REPORTAGE PHOTOGRAPHIQUE

 
Histoire de la Tunisie par les cartes postales anciennes

GABES Pont de Djara
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