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Evaluation

ELEMENTS D’ANALYSE DE L’ECHEC DES POLITIQUES DE LUTTE
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Le Projet Phoenix a mis en œuvre un réseau d’échanges d’expériences qui rassemble les principales collections de palmiers des jardins botaniques de la Côte d’Azur française et italienne. Nommé Riviera Gardens, ce réseau a pour objectif d’harmoniser les protocoles de lutte contre les ravageurs émergents et de promouvoir une Stratégie de Lutte Intégrée (Integrated Pest Management). Outre les tutelles scientifiques des jardins botaniques, le réseau Riviera Gardens rassemble plusieurs instituts de recherche, en Italie, Espagne et Tunisie, ainsi que divers acteurs publics et privés.
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Les raisons de l’échec des stratégies de lutte contre les ravageurs des palmiers, Rhynchophorus ferrugineus et Paysandisia archon, sont multiples et encore mal analysées. Elles reposent vraisemblablement sur une mauvaise prise en compte des enjeux écologiques, économiques et sociaux liés à l’infestation. Les principes de la Lutte Intégrée ont ainsi été mis en œuvre de manière partielle au niveau des palmeraies ornementales européennes. L’intérêt de la lutte préventive a par exemple été souvent sous-estimé, au profit de l’abattage systématique des palmiers infestés, un choix qui s’est révélé contre-productif. La lutte intégrée a par ailleurs été présentée (en Europe) sous la forme d’un choix entre plusieurs stratégies allant du bio au chimique, du particulier au professionnel, et de plus déclinées sous plusieurs versions en fonction du pays concerné. Les firmes commerciales ont largement profité de cette situation de segmentation du marché pour vendre leurs produits sous la forme de solutions miracles. La concurrence entre les stratégies proposées a aussi impacté l’évaluation de leur efficacité. L’absence d’évaluation de ces politiques publiques par des organismes d’audit indépendants, est par ailleurs surprenante, alors que le coût de l’abattage (à charge des particuliers pour l’essentiel) se monte à des centaines de millions d’euros.  Dans le vaste marché dérégulé de la mondialisation, les règlementations étatiques ont par ailleurs été largement contournées à de nombreux niveaux. Cette situation ne présente pas que des inconvénients : les laboratoires de recherche et les gestionnaires de palmeraies ont ainsi pu développer de réelles expertises, supérieures à celle des firmes et aux règlementations nationales. Cette page propose des pistes de réflexion relatives à la mise en oeuvre des principales préconisations de Lutte Obligatoire.

CONTEXTE

1. Etat des lieux
Notre incapacité à gérer les crises sanitaires pose des problèmes qui semblent devenir récurrents : victimes de l’amiante, crise de la vache folle, gestion de la grippe aviaire, etc. Nous nous proposons ci-dessous d’analyser la crise liée aux ravageurs des palmiers en Europe du Sud, du point de vue de l’incapacité des pouvoirs publics à gérer, évaluer et arbitrer les logiques des acteurs concernés. Cette incapacité repose en effet, selon nous, sur une profonde méconnaissance de la dynamique des logiques d’acteurs, pourtant théorisée depuis longtemps par les sociologues. Notre analyse porte sur la mise en œuvre effective des plans régionaux de lutte en Espagne, en Italie et en France, au travers des évaluations disponibles, et d’observations de terrain et de réseaux. L’absence d’un véritable audit indépendant et réactif de ces politiques publiques pose par ailleurs un réel problème, au vu des sommes dépensées qui se montent désormais à plusieurs centaines de millions d’euro.
Une crise sanitaire largement anticipée mais un risque sous-évalué
La progression du ravageur dans le bassin méditerranéen est lente. Elle s’étale sur une vingtaine d’années, au Moyen-Orient et en Espagne tout d’abord puis sur la rive nord et désormais au Maghreb.
Des recherches sont initiées en Espagne dès l’arrivée du ravageur dans ce pays en 1995. Dès 2001, les résultats des premières recherches sont publiés sous l’impulsion des pays producteurs de dattes (Second International Conference on Date Palms, Al-Ain, UAE, March 25-27, 2001. Bibliographie: pubhort.org.
Dès cette époque, ces recherches ont cerné les principales techniques de lutte, et proposé de les associer sous le concept de Lutte Intégrée. Ce n’est pourtant qu’entre 2007 et 2010, qu’une stratégie intégrée de lutte est élaborée au niveau communautaire (européen). Elle repose sur les principes suivants, fondés sur trois piliers :
*Surveillance des palmiers pour une détection la plus précoce possible de la présence du ravageur (piégeage, fenêtres d’observation, utilisation de nacelles, etc)
*Prévention des infestations et ré infestations des palmiers sains en zone contaminée par des traitements chimique/biologique
*Gestion des palmiers contaminés avec la possibilité pour le propriétaire de choisir entre la destruction totale du palmier ou l’assainissement mécanique du foyer si le palmier est encore récupérable et dans ce cas, protection chimique du palmier après l’intervention.
Or c’est à ce moment (entre 2007 et 2010), que le charançon s’installe sur l’ensemble de la Rive Nord de la Méditerranée, et fait son apparition au Maghreb. Ces dix années perdues vont se révélées déterminantes dans son expansion, comme le montre le calendrier général de l’échec des politiques de lutte établi ci-dessous à partir des données communes à ces différents pays.
Calendrier général de l’échec des politiques de lutte
Voici un essai de calendrier de l’infestation observé de manière concordante en France, Espagne et Italie, à des dates différentes :
[année 0]
– détection des premiers palmiers infestés
– abattage systématique des palmiers infestés pris en charge par la mairie tant pour ses palmiers que pour les palmiers des particuliers
[années 1-3]
– augmentation lente du nombre de palmiers infestés
[années 4-7]
– augmentation exponentielle suivie par la croissance de la population de CRP ;
– à partir de ce moment, les mairies n’ont plus les moyens de suivre ni budgétairement ni techniquement et abandonnent les particuliers à leur sort ;
– les palmiers des particuliers ni traités ni assainis se transforment en foyers virulents de multiplication et dispersion du ravageur ;
– les mairies n’arrivent même plus à protéger ou assainir leurs propres palmiers ;
– la dégradation du patrimoine paysager devient de plus en plus rapide et irréversible. 
Les informations recueillies ci-dessous montrent que la stratégie obligatoire de lutte n’a pas été mise en œuvre de manière systématique. En règle générale, c’est le seul abattage qui a prévalu. Cette étude cherche à en comprendre les raisons.

 

ACTEURS

2. Sociologie des organisations et typologie des acteurs
L’échec des politiques de lutte est abordé ici au travers de la «sociologie des organisations» et de la théorisation des «logiques d’acteurs». Le fonctionnement des organisations obéit en effet à la fois à des règles qui leur sont propres, mais aussi aux stratégies qu’élaborent leurs acteurs en fonction de leurs propres intérêts.
* Appelée «systémique», l’analyse des organisations s’attache aux règles institutionnelles, qui constituent un système normatif et contraignant pour leurs acteurs.
* L’étude des «stratégies» (dites ‘logiques d’acteurs’) fait référence à la marge de manœuvre dont disposent les individus, laquelle définit l’étendue de leur pouvoir (analysé en terme de «statut»).
Cette approche se propose donc d’essayer de comprendre la superposition de ces logiques et de leurs interactions. Par commodité, le terme d’acteur sera employé indifféremment dans son sens sociologique et dans son sens commun. Il pourra donc aussi bien désigner (sauf précision contraire) une organisation que les individus qui en font partie.
Les autorités administratives
*Autorités sanitaires
La problématique de lutte a été mise en œuvre dans le cadre des autorités sanitaires, européennes et nationales, donc dans une logique de type agricole classique, peu adaptée à des cultures ornementales.
*Collectivités territoriales
Les plans de lutte ont été déclinés régionalement, au niveau des collectivités territoriales. Les fondements de leurs actions relèvent d’une double logique, à la fois juridique (normative) mais aussi d’arbitrage au service de l’intérêt général. Ces logiques sont toutefois rarement neutres, ni impartiales, du fait de la forte implication des collectivités territoriales dans le jeu des acteurs locaux.
Les acteurs économiques
*Pépiniéristes et importateurs
*Jardiniers paysagistes
*Promoteurs et professionnels du tourisme
Pour les acteurs économiques, la Nature étant une ressource, leurs logiques sont celles de l’offre et de la demande, c’est-à-dire du profit à court ou moyen terme. Elles possèdent donc une dimension fortement individualiste, mais elles se coordonnent aussi au travers de leurs organisations professionnelles respectives. D’autant que les enjeux économiques (non réellement évalués) sont particulièrement conséquents.
Les associations citoyennes et les médias
*Protection du cadre de vie
*Protection de l’environnement
*Ecologie sociale et politique
Les logiques de ces acteurs possèdent une autonomie limitée, et très souvent instrumentalisée. Ces instrumentalisations se rattachent le plus souvent à des enjeux d’ordre économique et politique.
Les acteurs de la recherche
*Laboratoires publiques
*Laboratoires privés
Le discours scientifique répond à des logiques qui relèvent à la fois du cadre national de la recherche (dominant en termes de financement), ainsi que des règles internationales propres à leur évaluation. Il interfère aussi avec des logiques écologiques et environnementales, fortement perméables à des enjeux d’ordre économique et politique, voire médiatique.
Les acteurs privés
*les propriétaires de palmiers,
*les Jardins Historiques
Ces acteurs ont généralement été tenus à l’écart de l’élaboration des plans d’action ainsi que de leur mise en œuvre et de leur évaluation. Leurs logiques sont aux antipodes des politiques phytosanitaires à dominante agricole. Elles relèvent plutôt de préoccupations paysagères, environnementales ou patrimoniales.

 

ANALYSE

3. Premières conclusions
La multiplicité des acteurs et l’empilement des niveaux
Les acteurs concernés interviennent dans un grand nombre de sphères très diverses, allant de la gestion sanitaire à celle du paysage. Certains agissent directement sur le terrain et d’autres de manière indirecte par leurs décisions. L’extrême diversité de ces niveaux d’intervention donne aux acteurs une grande marge de manœuvre dans le développement de leurs stratégies respectives. Une telle situation a rendu particulièrement difficile l’arbitrage institutionnel, dans sa mission de légiférer, d’organiser, de contrôler ainsi que de donner un accès à d’éventuelles subventions.
Le cadre local des interactions et les conflits d’intérêt
C’est au niveau régional et local que s’articulent les stratégies mises en œuvre par les différents acteurs, autour d’enjeux et d’intérêts communs ou antagonistes. L’identification des conflits est particulièrement essentielle à ce niveau, si l’on veut éviter l’écran consensuel que les acteurs locaux mettent en place en direction de toute évaluation venant de l’extérieur. Des politiques d’audit indépendant, fondées sur des démarches participatives d’autoévaluation, sont généralement employés dans ce type d’approche inspirée des ‘démarches qualité’. Elles reposent sur la mise en place de Comités de Pilotage qui vont édicter des «bonnes pratiques» consensuelles.
La gestion des acteurs et des résistances au changement
Les décisions imposées par une organisation rencontrent souvent des réticences de la part des acteurs concernés, du fait de changements pouvant remettre en question des valeurs communes ou des acquis sociaux. Pour être efficace, la gestion du changement doit être accompagnée afin d’agir dans les principaux domaines que les acteurs attribuent à leur activité. Il s’agit pour l’essentiel des principes suivants:
-La logique de ‘sens’ et ‘d’utilité’ que les acteurs attribuent à leurs actions,
-La notion symbolique de ‘valeur’, qui peut être très différente de celle ‘d’utilité’,
-La logique de ‘reconnaissance’, laquelle repose sur la liberté d’action (dite ‘marge de manœuvre’) laissée à l’acteur en tant qu’individu,
-La logique de ‘stimulation’ (ou concept de ‘statut’), c’est-à-dire la mise en avant des bénéfices que les acteurs peuvent obtenir de leur investissement.
Le cadre national et local des stratégies
Le cadre national s’est immédiatement imposé comme déterminant dans le recueil et le traitement des données comme dans la mise en œuvre des politiques de lutte, et ce malgré le caractère international de la recherche et le pilotage européen de ces politiques. Cette dimension contradictoire ressort plus particulièrement de leur déclinaison en Plans de Lutte Régionaux. Au bas de cette organisation pyramidale, les collectivités territoriales ne sont toutefois pas du tout prêtes ni disposées à exercer une forte pression politique et citoyenne.
Des logiques agricoles aux logiques patrimoniales
Le traitement du RPW a fait l’objet (au niveau institutionnel) d’un traitement relevant d’une logique ‘agricole’. Les administrations concernées ont ainsi réagi dans un premier temps au problème posé aux pépiniéristes. Elles ont toutefois été incapables d’empêcher le contrôle des importations de plantes infestées. Cette ‘logique agricole’ a aussi fait perdre la dimension patrimoniale d’arbres qui ne finissent pas dans l’assiette du consommateur, mais dans l’ornement de leurs villes et de leurs jardins. Les logiques de ces acteurs ne sont pas agricoles: les espaces verts par exemple (qui ont des logiques institutionnelles totalement différentes, avec notamment une dimension électorale) et les particuliers (lesquels sont des acteurs hors-institutions, mais cependant liés eux aussi aux prises de décisions des politiques en tant qu’électeurs voire clients).
Des experts « auto-proclamés » à la mise en commun des expertises
Cette crise est, comme bien d’autres, révélatrice d’un phénomène de société lié à l’omniprésence de l’expertise et de l’audit dans les prises de décisions. Elle relève de la spécialisation toujours croissante dont le problème des palmiers offre une illustration exemplaire, avec la nécessité de faire collaborer des entomologues, des botanistes, des agronomes, des écologues, des chimistes, etc. Aucun de ces experts n’est en fait légitime à lui seul, alors que dans le même temps l’expertise devient accessible à tous par sa large diffusion sur le web. Pour sortir de cette impasse, il serait souhaitable à notre avis de réintroduire de l’ingénierie (avec des expertises beaucoup plus collégiales), ainsi que de favoriser le plus largement possible des initiatives de type «science participative».

 

EXEMPLES

4. Observations relatives à la mise en oeuvre des principales préconisations de Lutte Obligatoire 
Voici quelques exemples, relevés de manière récurrente dans diverses régions en France et en Italie, qui montrent que (dans les faits) les préconisations de lutte obligatoire sont soit contournées, ou tout simplement pas appliquées.
* Elagage en saison interdite
Nombre de communes ont fait régulièrement procéder à l’élagage des palmiers du domaine public en plein été, et ce à plusieurs reprises. Or, les blessures provoquées par ces élagages sont connues pour attirer le ravageur. On a même relevé des élagages qui ont laissé sur pied (au voisinage immédiat) des palmiers arrivés au dernier stade de l’infestation.
Bordighera Via dei Colli* Absence de traitement (par assainissement) des palmiers infestés
Les palmiers, privés mais aussi publics, sont fréquemment laissés à un stade avancé d’infestation sans intervention. Les Services des Espaces Verts annoncent alors qu’il n’est pas possible de procéder à l’assainissement mécannique préconisé, car le palmier est trop infesté.
* Absence de traitements chimiques
L’aspersion préventive des palmiers dans les zones infestées est obligatoire. Une liste des produits autorisés à cet usage est largement diffusée. Sur le terrain, les communes ne les mettent pas en œuvre, sous prétexte entre autres des risques pour la population mais aussi du fait de leur coût élevé. Seuls quelques privés l’appliquent à leurs frais, sous l’incitation de leurs jardiniers. Les traitements par injection, lorsqu’ils sont autorisés, ne sont guère plus mis en œuvre bien que leur impact sur l’environnement soit extrèmement faible de même que leur coût.
* Absence de traitements biologiques
De nombreuses municipalités communiquent sur la lutte biologique par nématodes. Des démonstrations publiques ont même lieu, pour la presse et la télévision. Dans la foulée, on annonce régulièrement le prochain traitement par drones au moyen d’un autre insecticide biologique, des champignons entomopathogènes. En réalité, ces champignons ne sont toujours pas autorisés, de même que les épandages aériens. Quand aux nématodes, ils ne sont le plus souvent même pas en vente dans les jardineries, ce qui suffit à montrer que très peu de monde les utilise en réalité.
Massa map online RPW* Imprécision des statistiques
Il est fréquent qu’aucun recensement des palmiers ne soit effectué par les mairies sur le territoire communal. Lorsque des chiffres sont fournis à la presse, ils demeurent le plus souvent approximatifs. Les mêmes imprécisions ont été relevées, à plusieurs reprises, en ce qui concerne les statistiques de l’infestation. Il est pourtant facile aujourd’hui de mettre en ligne des cartographies géolocalisées, comme le montre ci contre le rare exemple de la ville italienne de Massa.
* Substitution des palmiers infestés
La substitution des palmiers infestés par de nouveaux palmiers est mentionnée dans plusieurs régions italiennes. Non inscrite dans les Plans de Lutte, elle concerne paradoxalement des espèces qui sont la liste européenne des palmiers menacés. Il s’agit par ailleurs généralement de jeunes plants, particulièrement vulnérables donc à une attaque par le ravageur, lequel pourrait trouver ici l’occasion de commencer à diversifier ses cibles.
Termini Imerese (Sicilia 2014)* Abandon de la lutte obligatoire
En off, et parfois même dans les médias, des acteurs institutionnels de la lutte apellent à l’abandon de son caractère obligatoire. Ces appels sont motivés par l’échec des politiques de lutte et leur coût exorbitant pour les communes et leurs contribuables. Elles visent aussi (plus ou moins explicitement) à faire reporter sur les particuliers la responsabilité d’éventuels accidents dus à la chute d’arbres infestés, notamment suite à un décès survenu en Italie en 2014.

 

GALERIE

5. Palmiers infestés laissés sans intervention, chutes de parties sommitales et décharges sauvages à Bordighera (hiver 2013-2014)
Ces photos ont été prises 6 ans après le début de l’infestation. Ce genre de situation est commune à l’ensemble des régions touchées par le ravageur, lorsqu’elles arrivent à ce stade d’infestation.

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