Citer cet article: CASTELLANA Robert 2014. La fête juive de Soukkot et les traditions religieuses des palmes dans le monde méditerranéen. CRP ed. Publication en ligne. Lien
- Sommaire des chapitres
- Introduction : Bordighera judaica
- 1. La liturgie de Soukkot
- 2. Le cédrat (ethrog)
- 3. Le palmier (loulav)

Monet 1884. Palm tree at Bordighera (collection privée)
INTRODUCTION : BORDIGHERA JUDAICA
C’est dans les années 1990 que nous avons recueilli (dans la palmeraie médiévale de Bordighera et à Nice) les témoignages de cultivateurs et de courtiers (ces derniers étant des rabbins). Ces témoignages concernaient le commerce et les techniques de production de plantes destinées à des usages rituels lors de la fête juive des Cabanes. Autrefois vendues dans l’ensemble de l’Europe, ces productions étaient alors abandonnées mais toujours vivantes dans la mémoire collective de cette région. Nous avions organisé à cette époque une exposition sur ce sujet au Musée du Palais Lascaris à Nice. Dix ans plus tard, nous avons été contactés par des botanistes et des biologistes, lesquels nous ont proposé de codifier le savoir paysan en employant des méthodes scientifiques alliant morphologie et génotypage. Ces recherches ont donné lieu à de nombreuses publications dans le cadre du Projet Phoenix. A la même époque, nous avons initié une collaboration avec des historiens italiens qui travaillaient sur l’histoire des Lois Raciales en Italie. Elle nous a conduits à nous interroger sur l’amnésie collective qui a fait disparaitre les Juifs de l’histoire locale. Nous avons découvert ainsi l’existence d’une mémoire des lieux, que nous avons intitulé Bordighera Judaica, au travers du rôle des juifs dans les jardins historiques encore présents sur le site. Nous avons alors initié depuis cette date diverses manifestations consacrées au patrimoine européen, les Journées du Patrimoine et les Rendez-vous-aux Jardins, et leur inscription dans notre réseau de Jardins Botaniques Riviera Gardens.

Récolte de loulavim à l’occasion de la visite de la communauté juive de Menton dans la palmeraie de Bordighera en 2015
Aux origines de la palmeraie historique de Bordighera : la production des loulavim pour la fête de Soukkhot (témoignages contemporains). Nous sommes à la fin septembre, mais le soleil est encore brulant. Un homme âgé, portant un lourd manteau noir, monte péniblement les escaliers qui conduisent au village. Sa barbe blanche et son grand chapeau ne sont pas sans attirer l’attention lorsqu’il parvient à la porte du rempart. Assis de part et d’autre de l’étroite ruelle, des hommes taciturnes le saluent respectueusement. Une vieille femme, elle aussi tout de noir vêtue, le bénit du signe de la croix. Arrivé devant l’église de Marie Madeleine, il reste un instant songeur devant le portrait de cette autre juive, venue ici il y a deux mille ans, fuyant la Terre Sainte à bord d’une frêle embarcation. Il lui revient alors en mémoire ces années de guerre, où encore jeune homme il se trouvait sur la plage de la palmeraie, par un matin gris et pluvieux, à l’abri des serres Allavena. Un groupe de juifs attend la barque qui doit les amener de l’autre côté de la frontière, afin d’échapper à ce pays où le fascisme venait de promulguer les lois raciales. La fraicheur et le bruit de l’eau interrompirent brutalement sa rêverie. Il était arrivé au canal où les lavandières s’affairaient bruyamment. Il entra alors dans le magazzino. A l’intérieur un vieux paysan l’attendait, en compagnie d’un enfant timide et curieux. Le paysan avait sorti de la cave des boites remplies de loulavim et l’examen minutieux de la récolte allait commencer. A la fin de la matinée, plutôt satisfait de la production et des conditions financières qu’il avait obtenues, le rabbin se rendit à la gare. Il lui fallait à nouveau franchir cette frontière car on ne trouvait pas de nourriture cachère en Italie. Arrivé à Vintimille, les clandestins qui erraient autour du poste frontière le ramenèrent au souvenir des années d’exil. Ils envisageaient probablement d’emprunter le sentier dit du Pas de la Mort, comme tant de juifs l’avaient fait avant eux. Des ouvrières qui sentaient le poisson rentraient en riant et en s’interpellant des conserveries de la Principauté de Monaco. La nostalgie le reprit car il savait que ce voyage serait le dernier d’une longue histoire familiale. Il était temps de songer à partir à présent, en direction de la Suisse, puis de l’Allemagne et de l’Angleterre, pour négocier la vente de la production de cette année, car les fêtes de Soukkot approchaient à grands pas. A peine romancé, ce récit est le portrait du dernier négociant de palmes tel que nous l’ont rapporté les rares témoins contemporains de la tradition juive des palmiers à Bordighera, Franco Palmero et Luciano Traverso.

Exemple de puits dit à Noria alimentant la palmeraie médiévale de Bordighera
Cinq siècles d’histoire et d’échanges entre Juifs et Chrétiens. Les principales dimensions patrimoniales du site de la palmeraie émergent au travers de ces témoignages, et plus particulièrement l’importance du canal d’irrigation (aujourd’hui promenade) du Beodo. Franco Palmero a ainsi connu la centaine de jardins de palmiers de Bordighera du fait qu’il accompagnait son père pour y récolter les palmes, mais aussi parce que son père était le gestionnaire des eaux. Il distribuait alors l’eau du canal aux diverses propriétés à tour de rôle, en ouvrant les trappes de dérivation qui alimentaient les bassins de chaque parcelle. Ces bassins sont encore bien visibles dans l’ensemble de la palmeraie. Il en va de même des agrumes et des palmiers, qui ont donné naissance à des paysages à l’origine du succès touristique de l’ensemble de la région. Les lois raciales de 1938 et la tragédie de la Shoah ont toutefois effacé les traces mémorielles, humaines et matérielles, de la présence des Juifs, ici comme dans une grande partie de l’Europe. La mémoire juive survit pourtant dans l’ancienne palmeraie de Bordighera, immortalisée par une riche iconographie (notamment les tableaux que Claude Monet a réalisés en 1884), et grâce à la présence de plusieurs jardins historiques patrimoniaux témoins de cette histoire qui a mis en contact Juifs et Chrétiens pendant plus de cinq siècles. Ces jardins sont liés à l’histoire de la diaspora juive à des titres divers et des périodes différentes. Il s’agit tout d’abord, du Jardin Expérimental Phoenix, le dernier des jardins traditionnels de productions de loulavim. En 1875, la Villa Etelinda voit le jour avec son parc de palmiers, création du paysagiste Ludwig Winter pour le banquier et philanthrope juif Raphael Bischoffsheim. En 1909, c’est le peintre impressionniste juif Pompeo Mariani qui installe son atelier au milieu des oliviers centenaires et des palmiers nains de l’un des plus anciens jardins d’acclimatation de la région, le Jardin Moreno. Plus récemment, après la seconde guerre, la journaliste et modiste juive Irene Brin crée dans le quartier de Sasso un jardin de sculptures dont l’imposante palmeraie vient d’être réhabilitée par la paysagiste Maria Dompe. Il s’agit toutefois d’un patrimoine en déshérence, dont le maintien repose uniquement sur des initiatives privées.

Préparation des palmiers pour la récolte des feuilles (Luciano Traverso)
Un patrimoine en déshérence. La présence de marchands juifs d’Europe centrale, venant à Bordighera et Sanremo pour acheter des palmiers et des cédrats pour la fête de Soukkhot, est documentée dès 1435. A cette époque, des règlements rigoureux encadraient ce commerce. Pendant des siècles, les terrasses ombragées de la palmeraie ont ainsi été les témoins de la rencontre entre deux traditions: celle des agriculteurs avec l’expertise d’un travail difficile et dangereux traditionnellement héritée de leurs ancêtres; et celle des marchands juifs et de leur parfaite connaissance des normes rituelles. C’est au XIX° siècle, que ce commerce de plantes rituelles a connu sa période d’expansion maximale. L’arrivée du chemin de fer a contribué de manière importante à cette évolution, en résolvant les problèmes liés de longue date au transport des productions. Dans la seconde moitié du XX° siècle, la baisse de rentabilité de ce commerce et la reconversion à une floriculture plus rentable ont conduit à un abandon inexorable de la palmeraie. Les dernières familles de cultivateurs, dont Luciano Traverso, ont maintenu les activités de culture et de taille (dites « à la juive ») des palmiers jusqu’à la fin des années 1980. Après cinq cent ans de présence et de négoce national et international, la riche page d’histoire des palmiers juifs prenait fin. Des 15000 palmiers dattiers du site de la palmeraie historique, il n’en reste de nos jours qu’un millier. Si la grande majorité de ces jardins traditionnels ne possèdent plus de palmiers, le parcellaire est toutefois protégé et l’architecture du site demeure bien visible. Il s’agit en effet d’une architecture de terrasses particulièrement spectaculaire qui domine la mer dans un environnement encore relativement préservé de la spéculation immobilière. Deux jardins remarquables de palmiers peuvent par ailleurs être visités, de part et d’autre de l’embouchure du vallon, le Parc Winter et la Villa Garnier.

Le jardin expérimental Phoenix. En 2008, le dernier jardin traditionnel de la palmeraie historique est devenu un Jardin Expérimental, à notre initiative et grâce au soutien de ses propriétaires.Situé sur le sentier du Beodo, dans la partie haute de la vielle ville, le Jardin Expérimental Phoenix compte plusieurs centaines de palmiers. Il s’agit du dernier jardin traditionnel de ce type existant dans la région (il en existait une centaine). Remontant à la fin du moyen-âge, ce jardin est aussi l’un des plus anciens jardins historiques en Europe. Un groupe de passionnés, chercheurs et bénévoles, s’efforce de sauver ce lieu de mémoire de l’abandon et de la dégradation. Il se bat plus particulièrement contre la menace mortelle due au charançon rouge, et plus largement pour faire connaître et mettre en valeur l’ensemble de la palmeraie historique. Il ne reste en effet qu’un millier de palmiers dattiers (pour la plupart des spécimens en fin de vie) dans la palmeraie historique de Bordighera. Nous avons ainsi initié depuis cette date diverses manifestations consacrées à ce patrimoine, les Journées du Patrimoine et les Rendez-vous-aux Jardins, et leur inscription dans le réseau de Jardins Botaniques Riviera Gardens.

En savoir plus: Les Aventures de Yaacov ben Israël » un livre-jeu interactif de Torah dont le lecteur est le héros. Tu t’appelles Yaacov. Tu es chargé d’approvisionner la communauté juive en Loulav (palmes) et Etrog (agrume) pour la fête de Souccot de l’année 1171. Parti de Troyes, tu vas traverser toute la France du Moyen-âge jusqu’à Narbonne, avant de prendre le bateau pour Bordighera, un petit port au nord de l’Italie. Lien
Bibliographie: CASTELLANA R., VEZIANO P. 2016. Bordighera Judaica: une mémoire juive en déshérence. In : Bioarchive (Revue en ligne), CRP Ed. Lien